Modèles épistémologiques, développement de l'E.P.S. et projet pédagogique :


          Certains de nos collègues, penserons que nous avons traité de problèmes qui ne sont en fait que de "vieux problèmes", et que, n'étant plus d'actualité (ou dans un soit disant "air du temps" (32) qui soufflerait indépendamment de quelques bouches), il ne constituent plus des problèmes riches en contenu ou significatifs pour la corporation. Ou bien que les arguments que nous développons au sujet de ces problèmes, sont largement rebattus (c'est en partie vrai), et puisque personne n'a jamais vraiment réussi à y apporter une solution suffisamment corroborée, autant les ranger au placard des contradictions internes inévitables (33), et inoffensives pour la crédibilité de l'E.P.S. On objectera également que ces contradictions, qui pourraient à la limite, justifier une remise en cause des principaux engagements conférés institutionnellement à la discipline, doivent être "ignorées" compte tenu des enjeux humains, certes non négligeables. Mais essayons d'imaginer un instant ce que devrait dire un représentant de la discipline sur un plateau d'une chaîne télévisée, où ce dernier serait chargé de présenter en détail nos conceptions, nos théories, et ce que nous essayons de faire avec nos élèves: nous pensons qu'il lui serait difficile d'éviter de masquer le côté trop intellectualiste qu'à pris la discipline ces dernières années. Nous reconnaissons, que notre article, très théorique et abstrait, n'est qu'une "conséquence logique", de cette dérive intellectualiste, car si l'on estime que l'E.P.S. ne peut se passer de projets pédagogiques pour sa mise en œuvre, on introduit de nouvelles classes de problèmes théoriques à résoudre sur la possibilité pratique, opérationnelle, des projets pédagogiques. Si on supprime cette injonction de concevoir des projets pédagogiques, on supprime avec elle toutes les conséquences logiques renvoyant à des problèmes à résoudre et un tel article, ainsi que tout ceux qui traitent des questions relatives à la méthodologie du projet pédagogique en E.P.S., n'a plus sa raison d'être.
          On pourrait aussi défendre un autre point de vue, par exemple en utilisant une métaphore épistémologique inspirée de la méthodologie des programmes de recherche de I. Lakatos (34), selon lequel: "l'E.P.S. est comme un vaste programme de recherche, non exempt de contradictions internes, mais qui seront tôt ou tard transformées en d'éclatantes confirmations grâce à la valeur heuristique indéniable du programme." C'est-à-dire, que les conceptions, les discours, les prises de positions en didactique de l'E.P.S. sont aujourd'hui suffisamment riches en contenu prédictif, par rapport aux conceptions ou aux discours de l'époque des années 80 (par exemple), qu'ils amèneront très probablement les enseignants à découvrir de nouvelles possibilités d'actions sur le terrain, inédites et adaptées à leurs problèmes pratiques, lesquelles confirmeront le bien fondé des intentions de base de l'E.P.S. (ou son "noyau dur"). Face à cette démarche que nous jugeons typiquement hégélienne (35), nous pensons que les contradictions constituent un grave danger pour la crédibilité de notre discipline, et que la seule méthode qui convienne, est celle, plus critique, qui consiste à en discuter pour s'accorder sur la manière de les éliminer efficacement (grâce à des tests intersubjectifs par exemple). Autrement dit, nous pensons que ces contradictions engendrent sur le terrain de la pratique d'enseignement des impossibilités de "faire" qui sont autant d'"expériences cruciales de falsification" (36) pour le "programme de recherche contemporain d'E.P.S.". C'est la raison pour laquelle notre propos s'inspire très largement du système épistémologique de Popper, qui au contraire de Lakatos (qui fut d'abord son disciple puis son plus virulent adversaire), conçoit que le progrès de la connaissance (objective) passe nécessairement par l'élimination des contradictions, grâce à la discussion critique, c'est-à-dire la conception d'expériences cruciales permettant de mettre les théories auxquelles nous accordons une grande confiance (ou probabilité), à l'épreuve des tests les plus sévères et les plus objectifs que nous soyons capables d'imaginer. Par exemple, nous pouvons supposer que la théorie ou l'énoncé universel suivant: "toute action didactique et pédagogique en E.P.S. nécessite au préalable, la conception d'un projet pédagogique dans lequel elle trouve une signification" est réfutée si l'on admet qu'il est dicutable de justifier la construction de projets pédagogiques d'E.P.S. selon des théories de l'enseignement et de l'efficacité de l'enseignement en E.P.S. qui n'existent même pas. En effet, comment justifier la conception d'un projet pédagogique si l'on sait qu'il n'y a aucune théorie de l'enseignement de l'E.P.S., suffisamment corroborée quant à son contenu empirique et son efficacité pratique consécutive, qui permettrait de concrétiser et de permettre l'atteinte des objectifs du projet ? Nous ne pouvons pas garantir que l'action didactique sera suffisamment efficace, parce qu'elle même fondée sur des théories objectives de l'enseignement efficaces de l'E.P.S., lesquelles, justement, n'existent pas. En fin de compte, il semble vain de développer des théorisations, des outils conceptuels relatifs à la méthodologie du projet pédagogique d'E.P.S., si au cours des séances ou des leçons, l'"efficacité" de l'action didactique est en décalage total avec l'"efficacité" à formuler et planifier des objectifs. Par ailleurs, il serait faux de prétendre trouver ces théories objectives de l'enseignement efficace dans l'une quelconque des revues ou ouvrages professionnels de didactique de l'E.P.S. (comme la revue E.P.S par exemple, les numéros de la revue "Spirales", ou encore ceux édités par les différents C.R.D.P. comme ceux de Nantes ou de Dijon par exemple), puisque ces théories, qui sont souvent implicites et sous-jacentes aux exemples de traitement d'un problème particulier relatif à l'enseignement d'une A.P.S. (les énoncés de solutions à ces problèmes étant explicites), ne peuvent être corroborées par des tests intersubjectifs qui seuls garantissent l'objectivité de ces théories ainsi que la réalité et la richesse de leur contenu empirique. La possibilité de tester intersubjectivement une théorie suppose que d'autres personnes, autres que celles ayant imaginé ou testé isolément la théorie (au sein de leur équipe pédagogique, dans leur établissement…), puissent le faire dans les mêmes conditions. Ceci garantit indiscutablement qu'il y a un effet répétable pour qu'un même test soit reproductible avec succès compte tenu de conditions initiales strictes, et donc qu'une cause réelle sous-jacente, une loi, est mise en évidence par le test qui corrobore ainsi le contenu de la théorie testée (il va de soi que si les conditions initiales changent, comme par exemple: le nombre d'élèves, ou la nature du matériel, le test que subit la théorie n'est plus exactement le même et le principe d'intersubjectivité est rompu) (37). Ceci a comme conséquence que "notre science", ou nos connaissances objectives, (la didactique de l'E.P.S.) ne pourrait être la somme de tous les articles écrits dans une revue professionnelle particulière, mais passe(rait ?) nécessairement par l'édification de théories corroborées par des tests intersubjectifs, et ces théories devraient permettre de justifier nos projets pédagogiques. Certes le pluralisme de conceptions, d'expériences subjectives réalisées avec les élèves et publiées, de théories en didactique de l'E.P.S., est louable et même logiquement nécessaire pour pouvoir procéder à des tests, mais le pluralisme comme fin en soi, reste infécond et peut conduire au relativisme, s'il n'aboutit pas à une confrontation des théories en présence par l'intermédiaire de tests permettant de sélectionner, provisoirement, l'une d'entre elles. Personne ne peut affirmer, par exemple, que la vérité objective en matière de méthodologie du projet pédagogique est détenue par les conceptions défendues dans telle ou telle académie (ou par les nôtres, cela va de soi), il ne s'agit que d'une vérité relative à cette académie (ou à notre cadre de référence qui doit presque tout aux idées de Popper…) tant que ces conceptions n'ont pu être corroborées dans d'autres situations, d'autres lieux avec toute la rigueur que suppose une "corroboration" (nous pensons aux conceptions, que nous trouvons remarquables, défendues dans le n°13 de la revue E.P.S. de l'académie de Nantes, en décembre 1995). Mais c'est précisément le fait que les situations "écologiques" en enseignement de l'E.P.S. ne sont jamais rigoureusement identiques qui rend caduque la possibilité de tester intersubjectivement nos théories. Nous en conclurons que l'impossibilité de contrôler totalement les situations dont nous parlons dans des conditions "écologiques" de testabilité rend du même coup impossible toute reproduction d'un test d'une théorie en didactique de l'E.P.S., et supprime le problème de l'intersubjectivité et avec lui tout espoir de voir un jour une théorie de l'enseignement en E.P.S. qui soit à la fois riche en contenu prédictif c'est-à-dire qui offre suffisamment de pouvoir au praticien pour résoudre le problème auquel s'applique la théorie, et d'un degré de corroboration élevé pour qu'elle ne soit pas réfutée après un laps de temps trop court (disons au passage que nous ne pensons pas qu'il soit encore admissible que ce genre de théorie puisse être "corroborée" en situation de laboratoire, et réfutée en situation dite "écologique"). Un exemple, tiré directement des pratiques didactiques d'A.P.S., consisterait à proposer de tester les unes par rapport aux autres, toutes les propositions de solutions concernant par exemple l'apprentissage de la compétence à choisir délibérément entre le renvoi direct ou indirect en volley-ball, publiées à ce jour dans la revue E.P.S. Et le meilleur article développant ce problème pourrait être celui qui tenterait, à partir d'une étude détaillée de tous les articles parus à ce jour, d'imaginer un test permettant de corroborer "une" solution provisoire, applicable quelque soit la situation… Finalement, tout ceci nous conduit à nous élever contre la position qu'adopte le philosophe des sciences Paul Feyerabend, pour lequel "tout est bon" (38). Tout n'est pas bon ! Il nous faut procéder à des tests et adopter une méthode systématique, si nous recherchons une vérité objective, si nous voulons éviter la gadgétisation d'une connaissance didactique qui n'aurait que l'apparence de l'objectivité, (et) le relativisme qui consiste à croire que la vérité peut être relative à un cadre de référence (39) isolé ("chacun voit midi à sa porte") .
          Ces derniers mots sont une charge. Une charge, non contre des personnes en particulier car nous ne désirons faire d'attaque personnelle à qui que ce soit (ce serait particulièrement contradictoire avec l'éthique de la discussion telle que la conçoit Karl R. Popper), mais contre une pratique courante qui consiste à user ou abuser d'une certaine position, d'une idéologie (40) pour occulter un argument contradictoire surtout s'il est minoritaire , ou pour éviter la réfutation à l'aide d'explications de type circulaire ou d'arguments ad hoc (41), dans le but d'imposer à tout le monde une pensée unique qui ne fait jamais que singer une véritable pensée objective et démocratique.
          Ajoutons enfin qu'imaginer le développement de l'E.P.S. (à travers par exemple l'évolution des recherches (42) en E.P.S.) à partir du modèle des "paradigmes" ou des "révolutions" de T. S. Kuhn ne nous satisferait pas davantage, puisque: "Du point de vue de Kuhn, il ne peut pas exister de logique de la découverte, mais seulement une psychologie de la découverte. Par exemple, pour Kuhn, il y a toujours en science abondance d'anomalies et d'incompatibilités, mais, dans les périodes "normales", le paradigme dominant fournit un modèle de croissance, qu'une "crise" finit par renverser. Aucune cause rationnelle particulière ne provoque l'apparition d'une "crise" à la Kuhn…Il n'y a pas de normes qui chapeautent les différents paradigmes. Lorsqu'il y a changement de paradigme, les hommes de science prennent le train en marche. Ainsi, pour Kuhn, une révolution scientifique est quelque chose d'irrationnel, une affaire qui relève de la psychologie de masse." (43) En effet, nous jugerions inacceptable, que ce développement de l'E.P.S. ne dépende pas de décisions rationnelles et discutées de manière intersubjective et critique, ou qu'on ne soit pas en mesure d'expliquer et de soumettre à la critique la cause des différents changements qui ont cours dans l'histoire conceptuelle de la discipline (44). Pourquoi et comment, par exemple, sommes-nous passés du "paradigme des niveaux d'habiletés" à celui des "compétences" ? Est-ce que ce passage a provoqué, notamment, des avancées indiscutablement plus riches en contenu pour la conception des projets pédagogiques, des contenus d'enseignement, des contenus de formation ? C'est-à-dire (et pour reprendre des termes chers à Imre Lakatos): peut-on observer un véritable déplacement de problème (45), entre le "programme des niveaux d'habiletés" et le "programme des compétences" qui ne soit pas dégénératif (qui en fait n'amène rien d'intrinsèquement  nouveau, sauf une autre terminologie vide de tout contenu, ou raffinement verbal  lesquels ne rendent pas nécessairement l'action didactique en E.P.S. plus efficace, et laissent les praticiens à la remorque des problèmes nouveaux surgissant de la pratique faute de théorisation corroborée), mais au contraire progressif et heuristique c'est-à-dire permettant la découverte de modes d'action didactiques ou pédagogiques dont l'efficacité est objectivement inédite et permettant une mise en lumière de problèmes inédits pour la discipline ? "Il nous semble que les programmes incitent davantage la profession à une mise en conformité terminologique des projets pédagogiques qu'à un véritable renouvellement de l'enseignement de l'E.P.S."(46) Est-ce qu'en "reconstruisant rationnellement l'histoire interne", (47) conceptuelle, de la discipline, on trouve trace de décisions éminemment intersubjectives (scientifiques serions-nous tentés d'écrire, mais nous n'en sommes pas du tout convaincus et nous doutons sincèrement que cela soit un jour possible) qui ont présidé aux choix et aux changements ?
 

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